La prohibition à Saint-Pierre et Miquelon : une page d’histoire !

La prohibition à Saint-Pierre et Miquelon : une page d’histoire !

Texte : Thierry HEINS

Le confinement est propice à la lecture, et je me suis plongé ces derniers jours dans quelques ouvrages sur la prohibition aux Etats Unis afin de mieux comprendre le rôle joué par Saint-Pierre et Miquelon dans la contrebande d’alcools. Les passionnés de spiritueux découvriront toute l’histoire de cette période faste pour l’archipel à travers deux livres en référence dans l’article. Bonne lecture !

Il y a fort à parier que vous êtes nombreux à ne pas savoir situer Saint-Pierre et Miquelon, Territoire d’Outre-mer français. Beaucoup pensent que cette petite île est située dans les Antilles ou dans l’Océan Indien. Et bien non, SPM est situé à quelques miles de Terre Neuve, dans le golfe du Saint Laurent. Avant la prohibition, Saint-Pierre était un tranquille village de pêche aux prises avec une récession économique. L’île était un port de rattache pour de nombreux bateaux provenant de Saint Malo et du pays basque, qui venaient pendant la saison pêcher la morue sur les bans de Terre Neuve. C’était un travail pénible et risqué, de nombreux marins y ont perdu la vie. La promulgation du Vostead Act en 1920 interdisant la consommation d’alcool sur le territoire des Etats Unis va transformer la vie de l’île et affecter profondément l’existence de ses habitants.

Bill McCoy découvre Saint-Pierre

La loi en faveur de la prohibition eut pour effet l’émergence d’une multitude d’alambics clandestins aux Etats Unis. Mais les alcools produits étaient de piètre qualité, parfois même mortels. Les propriétaires de bars clandestins, de restaurants et d’hôtels se mirent rapidement à chercher d’autres sources d’approvisionnement pour des alcools d’importation. Bill McCoy, originaire de NY et résidant en Floride, se montre directement intéressé par cette activité de transport. Il acquiert sa première goélette, le « Henry L. Marshall », pour transporter des alcools entre les Bahamas et la Floride, avec la complicité des douaniers de Nassau. A cette époque, Nassau prélevait 6$ par caisse d’alcool sur toute cargaison qui entrait aux Bahamas. McCoy remontait ensuite la côte Est des Etats Unis pour décharger sa cargaison sur des petits bateaux à moteur qui attendaient. Il s’enrichit de plus en plus au fil des jours, achète un second bateau qu’il renomme le Tomoka, mais la contrebande est une entreprise risquée. Le « Marshall » est saisi par la Garde côtière américaine, et McCoy repris sur la liste noire des douaniers canadiens. Croisant au large du Massachussets, le « Tomoka » a besoin de réparations, et McCoy demande l’autorisation de rejoindre le port d’Halifax (Canada). Il reçoit un refus catégorique. A cette époque, la Nouvelle-Ecosse était encore plus abstinente que les Etats Unis. McCoy piétine d’impatience dans un hôtel d’Halifax, et y rencontre un homme à l’accent français, Folquet. Il est éberlué d’apprendre que cette personne est native d’une colonie française si près du territoire canadien. Les deux personnes sympathisent et Folquet lui propose d’envoyer son navire à Saint-Pierre où il sera mis en cale sèche pour y être réparé. Folquet ajoute que son agence maritime peut s’occuper de tout, mais également qu’il peut lui fournir des spiritueux français à des prix concurrentiels. Le « Tomoka » fut ainsi le premier navire contrebandier à faire escale sur l’île de Saint-Pierre.

McCoy est éberlué d’apprendre l’existence d’une colonie française si près du territoire canadien

Saint-Pierre – Photo Archipel

Saint-Pierre devient une plateforme de la contrebande d’alcool

Saint-Pierre va rapidement supplanter Nassau dans le trafic d’alcool, simplement parce que les activités de contrebande y étaient menées de façon correcte et ordonnées, sans violence. Mais au début, il y eu un sérieux bémol au développement de ces activités de contrebande. Les américains sont principalement intéressés par le rye, le whisky et le bourbon, des alcools qui ne sont pas produits par la France. Par un décret datant de 1919, le gouvernement français interdisait à ses colonies d’importer de l’alcool de sources étrangères, une mesure d’après-guerre visant à protéger les devises étrangères. Contrariés par ce décret, les marchands de Saint-Pierre vont faire du lobbying auprès du gouvernement, et en 1922 le décret est levé. Une modeste taxe d’environ 0.4$ est imposée sur chaque caisse importée, un montant bien inférieur à Nassau, afin de financer les projets locaux. Les caisses d’alcool en provenance de l’Ecosse, du Canada… affluent alors par bateaux entiers, et pour la première fois de son histoire, au vu des volumes déchargés sur le port de Saint-Pierre, le budget de l’île est équilibré. Commence ainsi l’âge d’or de Saint-Pierre.

Tous les habitants de l’île se reconvertissent dans le commerce de l’alcool, peu poursuivent leurs activités de pêche. Ils deviennent débardeurs, employés d’entrepôts, transporteurs, …

Ces stocks attirent des centaines bateaux de contrebandiers, qui viennent s’approvisionner en alcool pour les décharger la nuit le long des côtes américaines, dans une course poursuite incessante avec les Gardes côtes américains qui leur font la chasse. Ces goélettes transportaient la marchandise jusqu’à la côte américaine, tout en restant dans les eaux internationales, en attendant que des petits navires plus rapides venant de la côte viennent prendre la marchandise à leur bord pour la décharger sur le littoral. Ces eaux où attendaient les goélettes ont été dénommées la « Ligne du Rhum » ou « Rum Row ».

La plupart des distilleries canadiennes ouvrirent des agences commerciales à Saint-Pierre, pour y acheminer des stocks de whiskies canadiens. D’autres agences y défendaient les intérêts de distilleries écossaises. Des dépôts sont construits par les commerçants de Saint-Pierre et loués aux distilleries canadiennes pour y entreposer leurs produits. Ces principales distilleries qui établirent des points de vente à Saint-Pierre prirent rapidement le contrôle du marché.

Un commerce tout à fait légal

De 1920 à 1933, les Saint-Pierrais vont tous profiter de cette arrivée massive de devises et ce regain d’activité, alors que le reste du monde est plongé dans une crise profonde (récession économique).

La vie à Saint-Pierre est plus aisée, et les vapeurs d’alcool ont remplacé l’odeur de la morue. L’état français y trouve également son compte grâce à la taxe prélevée sur chaque caisse d’alcool. Que les bateaux de « bootleggers » viennent ensuite recharger la marchandise pour la redistribuer le long des côtes américaines ne regardait pas l’administration française, puisque le commerce était libre. Des travaux importants d’amélioration des infrastructures de Saint-Pierre sont réalisés, dont la construction d’un port plus moderne, la rénovation de tous les édifices et bâtiments du gouvernement, la construction de routes, un réseau d’égouttage…etc…

Henri Morazé, le « gentleman bootleeger »

Alors que la plupart des Saint-Pierrais se contentent de servir de boites aux lettres ou d’intermédiaires, quatre-vingt-quinze pourcent des activités d’importation sont en fait contrôlées par les distilleries canadiennes. Les Saint-Pierrais empochent sur chaque litre un bénéfice assez minime mais sans prendre de risques.Ce sont les bootleggers qui en venant s’approvisionner à Saint-Pierre devaient se débrouiller pour échapper aux contrôles en rentrant aux Etats-Unis. Les profits tirés par les bootleggers étaient bien sûr à la hauteur des risques pris.

Mouettes dans le port de Saint Pierre, face à l’île aux marins.

Henri Morazé, âgé de 22 ans et natif de Saint-Pierre eu l’idée de prendre à son compte les opérations du début à la fin. Il décide de prendre la mer et de s’approvisionner directement en France, en Allemagne, en Hollande, aux Bahamas, en Guyane Britannique…. et de livrer directement ses clients sur la côte nord-américaine. Au fur et à mesure du développement de ses activités, il va affiner ses techniques et s’équiper de radios et de bateaux ultrarapides équipés de moteurs d’avion dénommés « speedboats » pour déjouer les poursuites des « cutters », à savoir les douaniers américains équipés de vedettes rapides. On peut découvrir le destin épique et la vie romanesque de ce « Gentleman bootlegger » dans le livre du journaliste Freddy Thomelin, édité en 1986 et réédité en 2017 aux Editions de l’Océan.

L’auteur y décrit les aventures d’Henri Morazé, qui curieusement ne craignait pas les « cutters » mais les « hijackers », ces pirates qui rançonnaient les navires, des bandes organisées issues de la pègre new-yorkaise. C’est pourquoi il préférait traiter avec les plus durs des bootleggers plutôt que de se retrouver nez à nez avec ces « hijackers » de la « Rum Row ». Il traita ainsi avec Al Capone qu’il rencontra à Chicago en 1926. Al Capone s’est rendu lui-même à Saint-Pierre. Durant son séjour, Capone discuta du problème des caisses en bois trop bruyantes lors des transbordements, ce qui avait provoqué l’interception de plusieurs navires par la Garde côtière américaine. La solution retenue fût celle de préemballer les bouteilles dans des sacs de jute, chaque bouteille ayant son enveloppe de paille avec des anses cousues sur les sacs pour en faciliter le transbordement. La solution fût rapidement adoptée par tous les bootleggers.

Henri Morazé préférait traiter avec les plus durs des bootleggers plutôt que de se retrouver nez à nez avec ces « hijackers » de la « Rum Row ».

Saint-Pierre – Photo « Des îles d’exception »

La fin de la prohibition mais pas la fin de la contrebande

En 1933, le sénat américain vota en faveur de l’abolition de la prohibition. Une promesse du nouveau président élu, Franklin D. Roosevelt, qui avait rappelé lors de sa campagne que la prohibition avait eu un effet contraire. Les gens consommaient plus d’alcool qu’auparavant, et cette mesure avait permis à la Mafia de connaître un essor considérable. C’est la douche froide à Saint-Pierre.

L’abrogation de la loi Volstead ne signifia pas la fin du trafic d’alcool à Saint-Pierre, malgré une réduction significative des opérations. De l’alcool produit au Canada est exporté à Saint-Pierre, pour être ensuite ramené en catimini sur le territoire canadien et sur Terre Neuve, de manière à éviter les frais de douane et les taxes d’accise élevées sur ces territoires. Mais les choses étaient rendues plus difficiles. Un an après la fin de la prohibition, la France céda aux pressions de la part du gouvernement américain de mettre un terme aux activités de livraison de spiritueux à partir de Saint-Pierre. Dès 1935, les sociétés envoyant des alcools de Saint-Pierre furent tenues d’accompagner cet envoi d’un formulaire de douane, certifiant que les produits seraient livrés à la destination mentionnée sur les documents de clairance douanière. Henri Morazé change alors de stratégie, il achète un bateau en Europe pouvant transporter 10000 caisses d’alcool, le « Greta Kure ». Il charge directement son bateau en Europe et le positionne tout juste en-dehors des limites territoriales de Saint-Pierre, dans les eaux internationales. Il envoya ensuite ses navires contrebandiers ultra rapides vers le navire-mère fin d’y transborder la marchandise et prendre la direction du golfe du Saint-Laurent. Il va ensuite racheter les énormes stocks d’alcool de Saint-Pierre, devenus invendables.

Plus tard, les Etats Unis proposèrent des droits de douane inférieurs sur les alcools avec les pays prêts à collaborer. La France vota un décret dans ce sens en 1935, car une baisse des tarifs dans les échanges commerciaux avec les Etats Unis était plus avantageuse que quelques caisses d’alcool qui, de toute manière, étaient destinées non pas au territoire américain mais à celui du Canada. La contrebande avec le Canada se poursuivit jusqu’en 1949. Pour Terre Neuve, un rapport annuel de 1987 précise que la contrebande de spiritueux et de cigarettes constitue une pratique ancestrale qui continuait à la fois à être répandue et profitable. Les contrebandiers de Terre Neuve et Saint-Pierre employaient les petites barques Saint-Pierraises dénommées Doris ou des bateaux de pêche pour rejoindre les côtes de Terre Neuve éloignées d’à peine 20 kms de Saint-Pierre. Henri Morazé amassa une fortune considérable, dont il n’a jamais révélé le montant. Personnalité attachante et appréciée de la population de Saint-Pierre, il est élu à la Vice-Présidente de l’Assemblée territoriale en 1947. Il va s’assagir et se consacrer au développement de l’île. Il sera décoré de la légion d’honneur en 1965.

Les Contrebandiers – J.P. Andrieux – 2012 – Editions de l’Océan

Gentleman Bootlegger – Freddy Thomelin – 2017 – Editions de l’Océan

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