La Guadeloupe et l’invention des rhums parcellaires
Les terroirs sont façonnés par les variétés de sols et de cannes utilisées, mais aussi par le climat qui les a vus croître, et les cours d’eau qui les parcourent. C’est ainsi que les bassins canniers situés à proximité des différentes distilleries sont transcendés par le savoir-faire des cultivateurs et des distillateurs détenteurs de leurs secrets, qui produisent des rhums aussi différents qu’il existe de biotopes particuliers.
Dans son nouvel ouvrage : ‘Rhum’ aux Éditions Hachette (472 p. à Paraître en sept-oct. 2022), Cyrille Mald décrit notamment comment la Guadeloupe fut l’incubatrice de la production de rhums parcellaires.
Au niveau mondial, les opérations de culture de la canne à sucre et la production de rhum sont rarement réalisés sur le même site. La grande majorité des distilleries du monde entier se fournissent en matières premières (mélasse, sirop) auprès de grossistes ou sur des marchés extérieurs, dont la culture industrielle de masse a tendance à annihiler la complexité des expressions des régions dont elles proviennent. Finalement, pour la grande majorité des distilleries à travers le monde, seule l’identification des sources d’eau, du lieu et du mode de fermentation et de distillation est vraiment garantie.
En Guadeloupe des distilleries artisanales se sont distinguées par la culture, en propre, de cannes à sucre qui servent de matière première à leur rhum ainsi que par la longueur des fermentations et des distillations dans des alambics artisanaux de petite contenance. Ces exploitations recherchent non pas la seule rentabilité mais la qualité des produits, qui leur a permis d’émerger de nouveau.
D’autres, notamment en matière de rhum agricole ont initié un mouvement encore plus avant-gardiste en mettant en avant à la fois les différences variétales mais surtout les parcelles de cannes à sucre où elles sont cultivées, en fonction de leur nature géologique et climatique, qui confère au rhum une spécificité identifiable. Cette approche empirique a été suivie d’analyses géo-organoleptiques : alliant les implications du sol sur la richesse des cannes et l’analyse aromatique du rhum produit à partir d’elles.
Les implications du sol
Support de l’enracinement de la canne à sucre, réservoir d’eau et de nutriments (calcium, phosphore, magnésium, zinc, etc.), le sol influe par ses caractéristiques sur la teneur en sucres (saccharose) et composés odorants de la plante (polyphénols et autres composés organiques). Les racines des cannes, qui plongent jusqu’à une profondeur de 6 m, puisent les matières nutritives des sols. Les séries géologiques font apparaître des différences aromatiques significatives entre les distillats en fonction de la nature des sols où la canne à sucre a crû. Les sols détenant un taux de matière organique plus élevé se distinguent par des notes bien plus terreuses et poivrées, et provoquent une texture de distillat plus grasse et épaisse. Les sols argileux, lourds et riches, aux forts enracinements ne donneront pas les mêmes arômes que les sols siliceux, sablonneux ou de grès, sans écoulement pierreux, plus acides, qui concentrent des arômes plus fruités (fruits frais et secs), herbacés et floraux, ou que les sols calcaires et leur minéralité.
Ces arômes seront d’ailleurs différents d’une année à l’autre pour une parcelle donnée, produisant un effet « millésime », à l’instar des grands vins, en fonction notamment des variations annuelles en matières nutritives des sols et des conditions météorologiques.
Une sélection variétale moins influente que le terroir
L’approche parcellaire a été initié, en Guadeloupe, par la distillerie Longueteau, du Domaine du Marquisat de Sainte-Marie, au sud-est de Basse-Terre. Le domaine est ainsi constitué de douze parcelles qui possèdent, chacune, leurs propres spécificités en termes d’emplacement, d’influence océanique, d’exposition au soleil, de composition et de qualité des sols.
Répartition des 12 parcelles du Domaine du Marquisat (Longueteau)
C’est en fonction de chacun de leur terroir spécifique qu’on été effectué les choix variétaux, principalement la Canne Rouge (R-579) et la Canne Bleue (B69-566).
Une même variété de canne donne ainsi au distillat des profils aromatiques différents en fonction des parcelles où elle a été cultivée. Il en est ainsi de la canne rouge sur les parcelles 1, 9 et 12. Cette première bénéficie d’un fort ensoleillement au sein d’un environnement très sec alors que la seconde se situe dans une zone humide, entourée de cours d’eau et la troisième est située côté volcan, sur les contreforts de la Grande Soufrière, à l’altitude la plus élevée du domaine. Sa situation minimise son exposition maritime et protège les cannes à sucre du vent. La première sélection fait apparaître des notes d’agrumes (main de bouddha, combawa) qui laissent place à un caractère plus affirmé, entre notes fraîches (menthol) et épicées (badiane, poivre long). La seconde dévoile un profil aromatique plus souple (miel de fleur, canne mûre, fleur de bourrache) et fin (fève de tonka, cassis). La troisième enfin des notes plus rondes (jus de canne), de la fumée et un fruité exotique (papaye, longane, combawa). A l’inverse, la sélection élaborée à partir de cannes bleues cultivées sur la parcelle n°4, bénéficie d’un fort ensoleillement mais possède une exposition maritime directe : elle se rapproche de la sélection parcellaire 1 pour les notes d’agrumes, du parcellaire 9 pour les notes fines et florales, mais développe, en propre, des notes d’embruns marins.
La réverbération du terroir sur une plantation monovariétale livre ainsi ses évidences : deux parcelles distinctes d’un point de vue climatique et géologique (l’une au climat sec, sol rocailleux à la couverture végétale fine, bien drainé et sous l’influence océanique d’alizés soutenus ; l’autre humide et au sol alluvionnaire très riche, possède une belle épaisseur de terre et moins exposé au vent), à levures et temps de fermentation identiques, donneront des aromatiques différentes.
Les variétés de cultures supérieures à plus faible rendements
L’agriculture écologique implique également d’associer cette approche parcellaire à la préservation de la diversité variétale de cannes à sucre plus anciennes, moins rentables mais qui, par leur adaptation, renouent avec leur biotope. Ces variétés ont des rendements faibles mais des arômes plus intenses, car, quels que soient les nutriments contenus dans le sol, ils sont concentrés dans moins de cannes à sucre, plus typiques.
Photo: Une parcelle du domaine Bologne – Spirits Selection©
Une sélection parcellaire à coupler à des variétés rares
À Basse-Terre en Guadeloupe, entre Rivière des Pères et Baron de Cluny, la distillerie Bologne a ainsi développé « La Coulisse », l’une des plus anciennes parcelles du domaine, mais aussi « La Batterie », un rhum blanc parcellaire en variétale 100 % canne noire récoltée à la main à plus de 12 mois de maturité, une sélection variétale au faible rendement mais à la forte typicité, dont la couleur dépend aussi des dépôts volcaniques de la Soufrière. Une expression sur la fraîcheur végétale de la plante sucrière, le litchi, mais également de la fumée qui persiste en bouche pour se fondre avec la chair d’une papaye imprégnée de citron vert. La bouche est d’autant plus complexe que se superpose une dimension plus métallique qui ajoute à la fraîcheur de l’ensemble.
En fait entre canne et terroir c’est un assemblage d’influences. La canne doit être choisie pour être associé à un terroir qui lui va bien et c’est lui qui va accentuer les profils aromatiques et dorénavant la sélection parcellaire, initiée en Guadeloupe, tend naturellement à se généraliser auprès de l’ensemble des producteurs de rhum agricole.