La distillerie Bielle de Marie Galante expérimente des variétés de canne oubliées pour la production de rhum agricole – Entretien avec Jérôme Thiery.
Jérôme Thiery:Le site de la distillerie Bielle existe depuis 1726 et est passé entre plusieurs propriétaires. En 1975, mon oncle Dominique Thiery l’a repris en gérance auprès de son grand-oncle Paul Rameau.
La distillerie Bielle ne produit pas sa propre canne. Nous travaillons avec une multitude de planteurs de Marie Galante. Sur les 100.000 tonnes de cannes produites annuellement par 1300 planteurs, Bielle en traite 6%.
Depuis 2015, nous étudions la typicité des variétés de canne à sucre cultivées anciennement sur Marie Galante. Nous nous concentrons actuellement sur 3 variétés : la canne grise, la canne « baltazia » et la canne « genou cassé ».
Nous travaillons aussi sur le vieillissement dynamique apporté par le transport à la voile. Le ballotement en mer renforce le contact entre le bois et l’alcool, et l’air marin apporte aussi sa petite touche iodée.
Thierry Heins: Parlez-nous de ce travail de sauvegarde des anciennes variétés de canne.
JT:Les 3 variétés que nous expérimentons ont toutes été retrouvées chez des particuliers. Ces anciennes variétés n’ont pas de piquants, elles sont donc plus faciles d’entretien et on peut les couper à main. Nous travaillons avec 3 planteurs passionnés, qui militent pour la sauvegarde de ces anciennes variétés : Richard, Jean et Rudy. Ils ont identifié les plants « souches » et les multiplient dans leurs parcelles pour nous fournir un peu plus de canne chaque année. Nos 5 rhums blancs (y compris nos deux rhums de canne rouge et canne bleue) sont fermentés avec les mêmes levures et embouteillés au même degré, à savoir 59%. Cela permet de comparer et de mettre en évidence l’ADN de chaque variété. Cela nécessite un gros travail de préparation pour que toutes les autres conditions soient égales.
Photo Spirits Selection
TH: Nous les avons en effet rencontrés lors du tournage de nos vidéos en mars 2022. Ils sont en effet passionnés par ce travail de sauvegarde.
JT: Au-delà de ce travail de sauvegarde, c’est également leur passion pour la culture de la canne qu’ils nous communiquent.
Tous les trois vous parleront des heures des variétés, du soin qu’il faut apporter à l’entretien des parcelles pour produire un rhum de qualité, sans herbicides, sans pesticides… Cela nécessite un soin constant, pour éviter l’envahissement par les adventices. Ils nettoient régulièrement les pieds des cannes pour les aérer et les laisser mûrir. Ils laissent les pailles au sol pour garder l’humidité et protéger les sols.
« Le travail de la terre, c’est un travail d’amour » vous dira Richard. « Prendre soin des champs, c’est important. »
TH: Le rhum « canne grise » est une spécificité de la distillerie Bielle. Pouvez-vous nous en dire plus ?
JT: C’est la première des 3 variétés anciennes que nous avons expérimentées. Le premier rhum « canne grise » est sorti en 2015. A Marie Galante, elle utilisée traditionnellement par les producteurs de sirop de batterie, c’est-à-dire ce miel de canne obtenu par évaporation/concentration. Nous avions constaté qu’ils pré vendaient toute leur production de sirop de canne grise. On s’est dit que c’était quelque chose d’intéressant à explorer.
C’est une canne hybride originaire de la Barbade, fine et très rustique, très résistante, aux couleurs assez mélangées, à la pousse rectiligne. Elle demande un minimum d’entretien aux planteurs. Sa récolte est assez aisée car elle pousse bien droit. Elle est recherchée à présent par les planteurs. Les rendements sont faibles mais elle est tellement résistante qu’on est sûr d’obtenir une récolte quoi qu’il advienne. Rudy a beaucoup participé à la multiplication de cette variété.
En dégustation, le rhum dégage des notes très suaves, très rondes, sur de la canne fraîche, sur du fruit blanc, avec quelques notes de pâtisserie… Lors de la dégustation, ce qui compte c’est que cela te parle, tu peux avoir des références différentes, un vocabulaire différent.
Photo Spirits Selection: de gauche à droite, Jérôme Thiery, Ruddy Hamousin & Gautier Heins
TH: Et la canne baltazia ?
JT: C’est une très jolie canne, aux rayures violettes, vertes et jaunes, qui a une pousse rectiligne. Elle est facile à cultiver. C’est une canne de bouche qui était (comme la canne grise et la genou cassé) et qui est encore utilisée telle quelle, qu’on partage entre amis, avec les enfants. Ce n’est pas une canne qu’on retrouve en production sucrière ou dans les distilleries.
Ici on retrouve ce côté suave, un peu sucré, très fruité et réglissé, très rafraichissant en fin de bouche.
Photo Spirits Selection: de gauche à droite, Canne Baltazia, Canne Genou Cassé, et Georges Damblade
TH: La canne « genou cassé » a un nom bien étrange. Pourquoi ?
JT: C’est aussi une canne de bouche, mystérieuse. Nous n’avons rien trouvé au niveau du CIRAD*, ni du CTCS**, ni dans la littérature… Elle est pourtant aisément reconnaissable, car elle peut avoir 1-2-3 cassures au niveau des nœuds. Cela lui donne une pousse très anarchique, partant dans toutes les directions, jusqu’à se coucher au sol. Et pourtant tous les anciens de Marie Galante la connaissent. C’est très surprenant : elle a bien dû arriver de quelque part, elle a bien dû être utilisée pour quelque chose. Elle est cependant difficile à planter, à récolter, elle est fragile. Nous proposons à tous les planteurs qui le souhaitent de leur fournir des bouts blancs (partie de la canne qui est éliminée à la coupe) pour la remultiplier.
Nous avons produit quelques litres de rhum à titre expérimentale. Le produit est complètement atypique. Elle est vraiment très végétale, très herbacée, minérale, réglissée, c’est sa signature.
Thierry Heins
Photo Spirits Selection: Richard Chelza et la canne « genou cassé »
*Le CTS est le centre technique de la canne et du sucre.
**Le Cirad est l’organisme français de recherche agronomique et de coopération internationale pour le développement durable des régions tropicales et méditerranéennes.